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Le Shah,
le cheikh
et l’or noir de l’Opep
Terriblement efficace, l’embargo décrété
par l’Organisation des pays exportateurs
de pétrole provoque, à l’automne 1973,
une spectaculaire envolée des cours du brut. Il suscite, aussi, des tensions extrêmement vives entre un Iran partisan d’un prix
du baril toujours plus élevé, et une Arabie saoudite soucieuse de ménager son allié américain.
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Le choc ébranle l’Occident. Le 6 octobre 1973, le jour
du jeûne de Yom Kippour en Israël, l’Egypte, la Syrie
et l’Irak, attaquent par surprise l’Etat hébreu. D’abord déstabilisée, l’armée israélienne ne tarde pas
à reprendre l’avantage. Il faut dire que, dès le 14 octobre,
les Etats-Unis ont accéléré leurs livraisons d’armes à Tsahal,
lui permettant de lancer une série de contre-offensives,
qui la mènent jusqu’au cœur de la Syrie. A Washington, Londres, Paris ou Tokyo, nul ne peut alors prévoir que ce conflit –le troisième depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948–
va provoquer un choc pétrolier de grande ampleur
et révéler les tensions qui traversent l’Organisation
des pays exportateurs de pétrole, l’Opep.
De fait, la réaction ne se fait pas attendre. Les 16 et 17 octobre,
les pays arabes membres de l’Opep, réunis au Koweït,
nnoncent une réduction de leur production pétrolière
de 5 % par rapport au mois de septembre 1973 et décident
de poursuivre cette réduction de 5 % chaque mois
«jusqu’au retrait des forces israéliennes de tous
les territoires occupés».
Cette mesure est assortie d’un embargo sur les livraisons
de pétrole contre les Etats qui soutiennent Israël. Manifestement pris de court, les délégués ne sont pas parvenus à taire
leurs divisions. Un projet présenté par l’Irak, prévoyant notamment la nationalisation immédiate de tous les intérêts américains dans le monde arabe, le retrait des fonds arabes placés dans les banques américaines et la rupture des relations diplomatiques avec Washington, est ainsi écarté.
L’un des plus ardents opposants à ce plan n’est autre
que le représentant de l’Arabie saoudite, un homme connu
de toutes les compagnies pétrolières occidentales et qui tient directement ses instructions du roi Fayçal d’Arabie :
cheikh Yamani.
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S’il pousse, en revanche, à l’adoption d’un embargo et à la baisse progressive de la production, c’est en grande partie parce que Fayçal n’est pas parvenu à convaincre les Américains de faire pression sur Israël pour que Tsahal cesse son offensive.
Reçue à Washington le 16 octobre, la délégation ministérielle conduite par le ministre saoudien des Affaires étrangères s’est vue opposer une fin de non-recevoir. Résultat : l’Arabie saoudite et l’Algérie annoncent dans la foulée qu’elles réduisent leur production non pas de 5 %, mais de 10 %.
Yamani le pragmatique
A quarante-trois ans, cela fait déjà onze ans que cet authentique Bédouin à la courtoisie légendaire, formé dans les meilleures universités américaines –New York et Harvard–, occupe les fonctions de ministre saoudien du Pétrole, ce qui fait de lui, de facto, le représentant du royaume à l’Opep. S’il a compris, très
tôt, quelle arme l’or noir pouvait être entre les mains des pays producteurs, cheikh Yamani s’est toujours distingué par son approche modérée, épousant en cela les vues de son souverain. Dans ses relations avec les majors américaines qui exploitent le pétrole saoudien, il privilégie une approche pragmatique, préférant des prises de participations progressives à une nationalisation pure et simple qui obligerait les Saoudiens à gérer les champs pétroliers alors qu’ils n’ont encore aucune compétence pour le faire. A Riyad, en fait, on veut à tout prix éviter de casser le partenariat stratégique qui unit le royaume aux Etats-Unis depuis 1945.
En ce mois d’octobre 1973, cheikh Yamani parvient à éviter les mesures radicales proposées par l’Irak, qui, si elles étaient adoptées, risqueraient de provoquer une crise majeure avec Washington.
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Proportion qui est portée à 25 % un mois plus tard par l’ensemble des pays arabes membres de l’Opep.
Atmosphère électrique
Mais ce n’est que la fin du premier acte. Le deuxième s’ouvre
le 22 décembre 1973 à l’hôtel Intercontinental de Téhéran,
où les représentants de l’Opep se sont donné rendez-vous.
Entre-temps, l’embargo décrété en octobre et les mesures
de baisse de la production ont eu pour effet de provoquer
une hausse rapide des prix du baril. Quelques jours plus tôt,
une cargaison de brut iranien a atteint le prix de 17 dollars.
Une autre, venue du Nigeria, a été offerte sur le marché spot
au prix incroyable de 26 dollars ! Du jamais-vu
alors que le baril est passé, entre 1946 et 1972, de 1,63
à 3,60 dollars et qu’il se situe, depuis le mois d’octobre 1973,
un peu au-dessus de 5 dollars !
Ce jour-là à Téhéran, dans une atmosphère que l’envolée des cours a rendue électrique, les membres de l’Opep se retrouvent pour arrêter le prix officiel du baril de pétrole.
Cette réunion va dévoiler une nouvelle ligne de fracture au sein de l’Organisation : celle qui oppose l’Arabie saoudite, emmenée par cheikh Yamani, à l’Iran, dont le représentant est Jamshid Amouzegar.
Aux ordres du shah
Né en 1923, il a étudié à l’université de Cornell (Etat de New York) avant d’entreprendre une brillante carrière ministérielle en Iran. Marié à une Allemande, doté d’un humour qui fait les délices de ses interlocuteurs, il détient, depuis 1964,
le portefeuille des Finances que lui a confié le shah Mohamed Reza Pahlavi. A ce titre, celui-ci lui a demandé de le représenter
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au sein de l’Opep. Jamshid Amouzegar n’a
cependant pas la même liberté d’action que cheikh Yamani.
Depuis toujours, le souverain iranien tient à suivre
lui-même les affaires pétrolières. Comme
le président de la société nationale iranienne
des pétroles, Jamshid Amouzegar n’est en fait
qu’un simple exécutant. Ses instructions, en l’espèce,
sont des plus claires : il doit obtenir une hausse
substantielle du prix du baril et ce même si elle
doit susciter l’ire de Washington, son principal allié
et son premier fournisseur d’armes.
C’est que le shah d’Iran a de grandes ambitions pour
son pays, qu’il a entrepris de moderniser à marche forcée.
Une politique un rien mégalomane, qui réclame
toujours plus de moyens financiers. Or l’argent
est là, dans le sous-sol. Avec 20 % des réserves de l’Opep,
l’Iran est le deuxième producteur de pétrole
de l’Organisation, juste derrière l’Arabie saoudite.
Un baril à 5 dollars est cependant insuffisant pour
alimenter son budget. Il lui faut obtenir un prix
beaucoup plus élevé…
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«Se serrer la ceinture»
Le 22 décembre 1973 à Téhéran, l’opposition entre cheikh Yamani et Jamshid Amouzegar a beau être sourde, elle est réelle. Riyad s’inquiète, en effet, des ambitions de l’Iran –dont la majorité de la population est chiite–, qui pourrait, avec l’argent du pétrole, asseoir sa domination sur l’ensemble du Golfe. Elle s’inquiète également des conséquences d’un relèvement trop brutal des prix du pétrole sur les économies occidentales, voire même sur la stabilité de certains pays européens comme l’Italie, qu’une crise économique pourrait faire basculer dans le camp communiste. Elle s’inquiète, enfin, pour sa relation avec Washington.
Pour toutes ces raisons, l’Arabie saoudite plaide pour un baril
à 8 dollars. Un prix bien plus bas que celui proposé par l’Iran : 17,04 dollars. Il faudra des heures de discussions et de conciliabules pour parvenir à un compromis : 11,65 dollars, soit une hausse de près de 130 %. Pour le shah d’Iran, qui n’a cessé de maintenir la pression sur son représentant, c’est une victoire incontestable. Et une belle revanche sur l’année 1953 ! Cette année-là, le Premier ministre Mossadegh avait été
renversé par un coup d’Etat anglo-américain après avoir tenté de nationaliser le pétrole iranien. Au pouvoir depuis 1941, le shah n’avait donné son accord qu’après avoir longuement hésité et subi les pressions du directeur de l’antenne locale de la CIA. L’affaire avait laissé des traces… Au lendemain de la conférence de Téhéran, le souverain ne peut s’empêcher, non sans un certain cynisme, de renvoyer l’Occident à ses propres responsabilités. «Les enfants d’Occident habitués à manger à leur faim et leurs parents propriétaires de plusieurs voitures vont devoir apprendre à se serrer la ceinture», explique-t-il à la presse américaine en 1974. En Iran, on se sent manifestement pousser des ailes…
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Un «mégalomane instable»
D’autant que le shah, tout à son projet de «Grande Civilisation» iranienne, ne cesse d’œuvrer pour tirer encore à la hausse les cours du baril. Avec un incontestable succès : les augmentations se succèdent tout au long de l’année 1974 et encore en 1975.
Elles représentent au total un quadruplement du prix du baril depuis octobre 1973 et provoquent de nouvelles tensions avec l’Arabie saoudite. Lors de discussions avec l’ambassadeur des Etats-Unis, cheikh Yamani demande lui-même aux Etats-Unis de faire pression sur l’Iran.
A Riyad, on ne craint plus seulement une possible hégémonie iranienne, on commence également à s’inquiéter des effets pervers qu’une hausse continue des cours du baril de pétrole pourrait provoquer en Arabie saoudite : des revendications sur le partage de la manne pétrolière pourraient elles-mêmes déboucher ensuite sur de graves tensions sociales. «Votre soutien à l’Iran est incompréhensible, explique, en août 1975, cheikh Yamani à l’ambassadeur des Etats-Unis en Arabie saoudite. Vous savez très bien que le shah est un mégalomane mentalement instable.»
Le 6 octobre 1973, l’Egypte, la Syrie et l’Irak attaquent par surprise Israël.
La réunion révèle
une fracture au sein
de l’Organisation entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
Au lendemain de la
conférence de Téhéran,
le shah renvoie l’Occident
à ses propres responsabilités.
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Le Saoudien finira par être entendu. En novembre 1977,
le shah d’Iran se rend à Washington pour une visite d’Etat.
Le souverain est venu quémander de nouvelles armes
à son allié américain. Au fil des discussions, Jimmy Carter dénonce «l’impact punitif» des hausses du cours du pétrole
sur les économies industrialisées et appelle à une «pause».
Appel entendu. Dans les semaines qui suivent,
l’Iran rejoint le camp de la modération représentée par l’Arabie saoudite. A la fin de l’année 1977, les cours se sont stabilisés à 12,70 dollars. La hausse est stoppée. Du moins provisoirement. Deux ans plus tard, en 1979, la chute du shah allait provoquer un nouveau choc pétrolier…
Tristan Gaston-Breton
Historien d'entreprises (tgb@historyandbusiness.fr)
Illustrations : Pascal Garnier; Louise Lebert (pp. 5 et 12) / Crédit photo : AP