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1928, le dilemme
​du franc Poincaré

Les uns plaident pour une dévaluation
rapide. Les autres sont partisans d’un retour
au franc fort.Pris en tenaille,le président
du Conseil, Raymond Poincaré, hésitera longuement avant de franchir le pas de la réforme monétaire,au printemps 1928. Un flottement qui provoquera des affrontements féroces au plus haut niveau de l’Etat.

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«Monsieur le président. Je suis contraint de vous prévenir que, si le 15 juillet au plus tard, la réforme monétaire n’a pas été accomplie, je vous remettrai ma démission en faisant connaître publiquement les raisons de ma décision.» Ce 31 mai 1928, une réunion dramatique se tient dans le bureau de Raymond Poincaré, président du Conseil. Face au chef de gouvernement se tient Emile Moreau, gouverneur de la Banque de France. Cela fait des mois que ce Poitevin austère et rigoureux cherche à convaincre Poincaré de «stabiliser» au plus vite le franc, c’est-à-dire de procéder à une dévaluation de fait de la monnaie. Pris en tenailles entre les «stabilisateurs» et les «revalorisateurs» (partisans, eux, d’un retour au franc fort d’avant-guerre) Poincaré a longuement hésité. Question de prestige national.

La menace de Moreau achève de le convaincre. Le 25 juin 1928, le franc est officiellement défini à 65,85 milligrammes d’or au titre de 900 millièmes. Soit une dévaluation de près de 80 % par rapport au franc germinal, créé en 1803 par le Premier consul Napoléon Bonaparte. Un tournant dans l’histoire du franc…

 

La double illusion

 

Pour comprendre ce conflit aux allures de «drame antique», comme le dira un observateur, il faut revenir en 1923. Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la France vit dans une double illusion. Celle, d’abord, de la toute-puissance du franc, qui n’a perdu que 5 % de sa valeur entre 1914 et 1918 par rapport à la livre et au dollar, mais dont le pouvoir d’achat a été largement érodé par l’inflation. Celle, surtout, que «le Boche paiera» les réparations qui lui ont été imposées par le Traité de Versailles. Une certitude d’autant plus ancrée que l’Allemagne a connu, dans l’immédiat après-guerre, un vif redémarrage économique.

 

Or cette illusion vole brutalement en éclats en 1923. Cette année-là, le mark s’effondre littéralement. Alors qu’en janvier, il fallait

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4 marks pour un dollar, il en faut, en novembre… 420 milliards ! Aux halles de Berlin, il faut désormais 210 milliards de marks pour acheter une livre de beurre et 1,6 milliard pour acquérir un œuf ! Une véritable descente aux abîmes, qui entraîne le franc dans sa chute et dont les responsables sont d’abord les hommes politiques allemands eux-mêmes…

 

Cercle vicieux

 

Après la fin de la guerre, ceux-ci ont choisi de faire financer les besoins de l’Etat non par l’impôt, mais par l’emprunt et la planche à billets. Depuis 1919, la masse monétaire s’est ainsi accrue de 50 à 60 % par an, provoquant un effondrement de la monnaie nationale. Un cercle vicieux qui provoque l’intervention des Anglo-Saxons. Inquiets des risques de contagion communiste dans une Allemagne livrée au chaos, ceux-ci apportent leur soutien à une réforme du mark, et décident d’imposer à la France une révision drastique des réparations. Dès 1924, les Anglo-Saxons accordent un prêt de 800 millions de marks-or à Berlin. Le retour à l’étalon-or est décrété tandis qu’une nouvelle monnaie basée sur l’hypothèque

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de toutes les propriétés du pays est mise en circulation : le rentenmark. Dans le même temps, le plan Dawes réduit des deux tiers le montant des réparations dues par l’Allemagne et indexe leur paiement sur la prospérité future de son économie. Conséquence : en quelques semaines, l’Allemagne redevient le principal lieu d’attraction des capitaux internationaux.

 

La dégringolade

 

C’est désormais au tour de la France de faire grise mine et de plonger dans l’abîme ! Déjà ébranlé par la chute du mark survenue en 1923, le franc ne résiste pas à la fuite des capitaux, passés en bloc de l’autre côté du Rhin. Dans les premiers mois de 1924, la spéculation se déchaîne littéralement contre le franc. Tout concourt à cette dégringolade ! Les spéculateurs internationaux, bien sûr, mais aussi la méfiance que suscite la politique du Cartel des gauches, arrivé au pouvoir en mai 1924… Sur le marché des changes, c’est la débâcle. En juillet 1926, la livre atteint le record de 243 francs. Plus rien ne semble pouvoir arrêter cette descente aux enfers. Discrédité, le gouvernement d’Edouard Herriot n’a plus qu’à se retirer.


Le 21 juillet 1926, le président de la République, Gaston Doumergue, charge Raymond Poincaré de former un gouvernement d’union nationale.

 

A soixante-six ans, l’homme est tout sauf un novice : député à vingt-sept ans, ministre à trente-trois, académicien à quarante-neuf, président du Conseil en 1912, président de la République durant la Grande Guerre et à nouveau président du Conseil en 1922, ce Lorrain à la barbe grisonnante, doté d’une capacité de travail prodigieuse, connaît parfaitement les arcanes de la vie politique française. L’annonce de son retour au pouvoir interrompt immédiatement le sauve-qui-peut général.

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Mais Poincaré sait qu’il lui faut entreprendre une réforme profonde de la monnaie. S’il veut à tout prix éviter l’erreur de Churchill, qui, trois ans plus tôt, en tant que chancelier de l’Echiquier, avait restauré la livre sterling à son niveau de 1914 et porté de ce fait un coup sévère aux exportations britanniques, il tient cependant à se donner le temps de la réflexion.

 

Stabiliser le franc à un niveau pas trop élevé permettrait certes de relancer l’économie. Mais l’opération léserait immanquablement tous ceux –et ils sont nombreux !– qui, pendant la guerre, ont souscrit aux bons de la Défense nationale. Sans compter qu’une stabilisation du franc aurait des airs de banqueroute au moins partielle. Une option à laquelle le nouveau président du Conseil se résigne mal…

 

Stabilisateurs contre revalorisateurs

 

Ce flottement au plus haut niveau de l’Etat a pour effet de provoquer une bataille féroce entre stabilisateurs et revalorisateurs. Des mois durant, la guerre fait rage entre les deux clans. Du côté des stabilisateurs, les industriels

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exportateurs. Du côté des revalorisateurs, les financiers. Avec des exceptions de taille. Le camp des revalorisateurs compte en particulier un soutien de poids, François de Wendel, député, régent de la Banque de France, mais aussi maître du très puissant Comité des forges, qui regroupe les industriels de la sidérurgie. Par patriotisme, et contre ses intérêts d’exportateur, il milite pour un retour à la parité d’avant-guerre, soutenu par le financier Edouard de Rothschild. A leurs yeux, la France ne saurait dévaluer sa monnaie, sauf à trahir les épargnants et à perdre une grande partie de son prestige. Curieusement, ces deux figures du grand capitalisme sont soutenues par l’Action française. «La renaissance du franc est celle de la France» clame, dans le journal, l’historien Jacques Bainville.

 

Les stabilisateurs répondent qu’un rétablissement du franc à son niveau d’avant-guerre casserait la compétitivité de l’industrie et provoquerait une grave crise économique et sociale. Dans cet affrontement sur la place publique, tous les coups sont permis, y compris l’achat pur et simple de journaux. La Banque Rothschild s’empare du journal «Le Débat», jugé trop «mou», pour le rallier aux vues des revalorisateurs. Fer de lance de la cause stabilisatrice, la Banque de France n’est pas en reste.

De concert avec le cabinet de Raymond Poincaré, elle fait publier, dans les principaux journaux de Paris et de la province, une série d’articles «échelonnés de semaine en semaine et signés d’un nom connu». Mais elle va plus loin ! Pour calmer les inquiétudes des épargnants, grands perdants de l’opération selon ses adversaires, elle subventionne discrètement l’Association des porteurs de rentes françaises.

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En bon politicien, Raymond Poincaré hésite toujours. Si son cœur souhaite le retour à la parité d’avant-guerre, sa raison lui démontre chaque jour l’impossibilité de le faire. Alors, plutôt que de trancher, il temporise, donnant alternativement des gages aux deux camps. Une attitude qui exaspère Emile Moreau, le gouverneur de la Banque de France. A ses yeux, seule la création d’un nouveau franc serait à même de redonner confiance aux acteurs économiques. Un pas que Poincaré se refuse à franchir…

 

Le «franc à quatre sous» 

 

Au lendemain des législatives de 1928, qui confortent la position du président du Conseil, le gouverneur de la Banque de France redouble la pression sur Poincaré. Fin mai, il met sa démission dans la balance. Habile, Emile Moreau a savamment laissé «fuiter» l’information dans la presse, plaçant Raymond Poincaré dans une situation intenable. Mais un autre homme joue un rôle majeur en ces heures décisives : Léon Jouhaux. Reçu plusieurs fois à la présidence du Conseil, le patron de la CGT a souvent attiré l’attention de son interlocuteur sur les risques d’explosion du chômage qu’entraînerait une hausse du franc.

La France est persuadée que «le Boche paiera»
les réparations imposées par le Traité de Versailles.

Dans les premiers mois
de 1924, la spéculation
se déchaîne littéralement contre le franc.

Dans cette bataille publique, tous les coups sont permis, y compris l’achat pur et simple de journaux.

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Cette étrange alliance de la Banque de France et du syndicalisme révolutionnaire achève, en tout cas, de rallier Raymond Poincaré à la stabilisation du franc. La décision est publiée un mois plus tard, le 25 juin. En cet été 1928, le franc Poincaré vient de naître. Pas dupes, les Français surnommeront «le franc à
 quatre sous» cette nouvelle monnaie née dans des conditions dramatiques mais qui aura pour effet de donner un véritable coup de fouet à l’économie… tout en laminant le pouvoir d’achat des rentiers.

 

Tristan Gaston-Breton

Historien d'entreprises (tgb@historyandbusiness.fr)

 

Illustrations : Pascal Garnier; Louise Lebert (pp. 5 et 12) / Crédit photo : AFP