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Getty Oil,
​le bal des vautours

Un management défaillant, un actionnariat complexe, un héritier maladroit et des concurrents aux abois. Tous les ingrédients étaient réunis pour faire du pétrolier Getty
Oil une proie que l’on s’arrache. L’affaire
donnera lieu à l’un des combats les plus rocambolesques de l’histoire industrielle américaine. 

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10,5 milliards de dollars ! C’est la somme que le groupe Texaco, l’un des géants pétroliers américains, est condamné par un tribunal de Houston à verser à son concurrent Pennzoil à la fin de l’année 1985. Un record qui aura pour conséquence de pousser Texaco à se placer deux ans plus tard sous la protection du droit des faillites américains, et Pennzoil à ramener ses prétentions à 3 milliards de dollars… Ainsi s’achève l’une des plus grandes batailles de l’histoire industrielle américaine : celle menée par les deux groupes pour le contrôle de Getty Oil…

l’homme le plus riche des états-Unis

 

Retour en arrière, le 6 juin 1976. Ce jour-là disparaît en Angleterre, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, Jean-Paul Getty, magnat du pétrole et créateur du musée qui, aujourd’hui encore, porte son nom à Los Angeles. Fils d’un riche industriel du pétrole, fondateur de sa première compagnie à l’âge de vingt-deux ans, Jean-Paul Getty était parti très tôt à la conquête du Moyen-Orient, obtenant à la fin des années 1940, à force de pots-de-vin, une vaste concession au cœur de la «zone neutre», cette immense région située entre l’Arabie Saoudite et le Koweït que personne encore n’avait prospectée. 

 

Intuition payante ! Regorgeant de pétrole, la concession a fait sa fortune, lui permettant de racheter plusieurs compagnies indépendantes et de mener une vie de nabab. Depuis 1959, «l’homme le plus riche des Etats-Unis» vivait dans le somptueux manoir qu’il s’était offert non loin de Londres, dirigeant son empire d’une main de fer et travaillant à enrichir ses collections d’art tout en s’efforçant de gérer sa vie familiale très compliquée. Marié et divorcé cinq fois, enchaînant les maîtresses et réputé pour ses frasques sexuelles, Jean-Paul Getty avait eu le plus

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la mort par overdose de son demi-frère, codirigeant du trust aux côtés d’un autre de ses fidèles, C. Lansing Hayes. Le tout à la plus grande satisfaction de Sidney Peterson, qui n’a aucune estime pour Gordon et le croit parfaitement inoffensif.

grand mal à faire cohabiter ses cinq fils, issus de mariages différents et se détestant cordialement. Trois d’entre eux avaient été déshérités ; un quatrième, après avoir manœuvré pour éliminer ses demi-frères, était mort d’overdose ; quant au cinquième, Gordon, qui n’entendait rien aux affaires, il s’était réfugié dans la musique et la composition d’opéras.

 

Un héritier pas si inoffensif

 

Lorsque Jean-Paul Getty disparaît en juin 1976, la situation de son empire industriel est aussi compliquée que sa vie privée. Le groupe Getty Oil est en effet contrôlé à hauteur de 40 % par le trust familial des Getty, dont la mère du défunt, consciente des folies dépensières de son fils, avait imposé la création dans les années 1930. L’autre actionnaire de référence (12 %) est le Musée Getty, à la tête duquel va bientôt être nommé un personnage très conscient de son pouvoir, Harold Williams. Le reste est réparti dans le public, surveillé comme le lait sur le feu par le PDG du groupe et proche collaborateur de Jean-Paul Getty, l’inamovible Sidney Peterson. Quant à Gordon Getty, le musicien et dernier rescapé de la fratrie, son père l’a fait nommer, au lendemain de

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Un trust sans réel pouvoir, faute d’être majoritaire, un musée qui se contente de toucher des dividendes pour augmenter ses collections, un management décidé à durer et un héritier totalement passif, telle est la situation en 1976.

 

De fait, rien ne se passe pendant six ans. Jusqu’à ce jour de 1982 où C. Lansing Hayes, qui dirige le trust aux côtés de Gordon Getty, meurt subitement. A quarante-huit ans, voilà l’héritier Getty seul maître des 40 % détenus par le trust dans Getty Oil. Or il se trouve que depuis quelque temps, le groupe pétrolier traverse une zone de turbulences. Alors que ses réserves pétrolières justifieraient que le titre soit coté aux alentours de 100 dollars, il se traîne péniblement à 50 dollars, reflétant le manque de dynamisme du management. C’est bien ce qui choque Gordon Getty. Désireux de maintenir son train de vie, il entend tout faire pour donner un coup de fouet à l’action Getty Oil et prend conseil auprès du redoutable T. Boone Pickens, l’un des plus fameux raiders de la côte Est. Ses conclusions ne sont pas une surprise : Pickens conseille de restructurer massivement le groupe, de mettre à bas le trust et de faire du management à part entière, afin «que tout ce beau monde mouille un peu plus sa chemise». Une révolution, en somme.

La guerre est déclarée

 

Elle a pour effet de réveiller Sidney Peterson. A cinquante-quatre ans, le PDG du groupe sait très bien que les recommandations de Pickens, si elles étaient suivies, entraîneraient immanquablement sa révocation. Sidney Peterson est en fait persuadé que l’héritier de Jean-Paul Getty, sous couvert d’améliorer le parcours boursier de l’entreprise, cherche à prendre le contrôle de cette dernière et à la diriger. Une conviction que viennent encore renforcer à ses yeux les conclusions d’un autre organisme financier consulté par Gordon et qui propose, pour dynamiser le cours, de procéder à un vaste programme de rachat d’actions… par le trust Getty, ce qui ferait mécaniquement de Gordon le maître du groupe !

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La guerre, désormais, est inévitable. Conseillé par Pickens et quelques autres, Gordon propose au Musée Getty de lui racheter ses 12 % à un prix supérieur au cours du marché. Sur les conseils de son avocat, Harold Williams, le patron du musée, refuse cependant de s’engager, conscient des risques juridiques d’une telle opération. Mais il change d’avis quelques semaines plus tard, lorsqu’il apprend que le management du groupe a tenté de dresser contre Gordon Getty l’un de ses neveux, répondant au nom curieux de Tara Gabriel Galaxy Gramaphone Getty. L’idée de Peterson : instrumentaliser le jeune homme –il a à peine quinze ans– et le pousser à intenter un procès à son oncle pour l’obliger à abandonner la direction du trust. Mais la manœuvre n’a d’autres conséquences que de pousser Harold Williams dans les bras de Gordon Getty. Arrive alors un nouvel acteur…

 

Pennzoil entre en scène

 

Le bruit autour de Getty Oil et les informations diffusées par Gordon Getty ont attiré l’attention d’un autre magnat du pétrole, l’un de ces indépendants qui, comme Jean-Paul Getty, ont commencé leur carrière de pétrolier aux Etats-Unis,

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Hugh Liedtke. Né en 1922, ce «fort en gueule» a fait une immense fortune en s’associant en 1953 avec le futur président américain George Bush Senior pour fonder la Zapata Petroleum Corp et multiplier les forages au Texas. Sept ans plus tard, il a racheté la South Penn Oil Company qu’il a fusionnée avec Zapata pour former la Pennzoil.

 

Désireux d’accroître ses parts de marché, Liedtke s’intéresse particulièrement aux réserves de Getty Oil. S’étant rapproché de Gordon, il propose à la fin de l’année 1983 de racheter pour 110 dollars l’action 20 % des titres détenus par le public et de faire une alliance avec le trust pour écarter le management et prendre le contrôle du groupe. Dans ce schéma, Gordon deviendrait président du groupe et Liedtke directeur général avec tous pouvoirs opérationnels. Quant au Musée Getty, ses parts seraient acquises pour 110 dollars également, une véritable aubaine pour Harold Williams. Un mémorandum est signé entre les trois parties à l’automne 1983.

 

A ce stade, l’affaire est sur le point d’échapper complètement à Gordon Getty. L’héritier voulait «booster» le cours et ne rien avoir à faire au sein du groupe ? Le voilà désormais lié à Hugh

Liedtke dans ce qui ressemble à s’y méprendre à une tentative d’OPA hostile. L’homme, d’ailleurs, multiplie les maladresses. Lors d’un conseil d’administration très tendu qui se tient à la fin de l’année 1983 et au cours duquel il est venu présenter le mémorandum signé avec Pennzoil, Gordon Getty, pressé de questions, avoue naïvement que l’accord signé avec Hugh Liedtke prévoit que l’ensemble du management sera remercié, suscitant la rage de Sidney Peterson. Si elle échappe à Gordon Getty, la situation se corse aussi pour le PDG du groupe.

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Consultée à sa demande, la banque Goldman Sachs estime que l’action ne peut être cédée à moins de 120 dollars. Cette expertise fait l’effet d’un pavé dans la mare et précipite les événements. Avec une incroyable légèreté, Gordon Getty et Harold Williams assurent en effet le conseil d’administration que Pennzoil est prêt à monter son offre jusqu’à 120 dollars… et ce sans même consulter Hugh Liedtke ! On imagine la réaction de ce dernier, qui s’empresse de démentir.

 

Confusion totale


La confusion totale qui règne au sein de Getty Oil pousse alors le spécialiste énergie de Goldman Sachs, Geoffrey Boisi, à contacter de son propre chef et sans en informer Sidney Peterson, un chevalier blanc, Texaco. Très bien implantée aux Etats-Unis, cette très ancienne compagnie est le premier distributeur de carburant dans le pays. Dûment chapeauté par Boisi, son président, John K. McKinley, accepte ainsi de payer 125 dollars par actions. Gordon Getty et Harold Williams s’empressent d’accepter, trop contents de gagner 15 dollars de plus par action. Quant au management, il se résigne à donner

A force de pots-de-vin, Jean-Paul Getty obtient une vaste concession pétrolière au Moyen-Orient.

Subitement, voilà l’héritier seul maître de 40 % de Getty Oil et prêt à donner un coup de fouet au cours de Bourse.

Getty se retrouve désormais lié à Liedtke dans ce qui ressemble à s’y méprendre à une OPA hostile.

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 son accord. Tous ont simplement oublié un point essentiel : le mémorandum signé quelques mois plus tôt avec Pennzoil…

 

Et c’est bien ce qui va faire s’effondrer ce bel édifice. Sitôt signée la vente à Texaco, en décembre 1983, Hugh Liedtke porte l’affaire devant les tribunaux au motif que le trust et le Musée Getty avaient déjà conclu une intention de vente à son profit ! Lorsque l’affaire est enfin jugée, en 1985, rien de ce qui avait été prévu n’est arrivé : obligé de lâcher sa proie et gravement affaiblie, Texaco doit créer une coentreprise avec Aramco pour se remettre du désastre. La compagnie sera reprise par Chevron en 2001. Getty Oil, de son côté, sera progressivement démembrée avant d’être achetée, en 2000, par la compagnie russe Lukoil. Quant à Pennzoil, la grande gagnante de l’affaire, l’indemnité de 3 milliards de dollars lui a permis de poursuivre ses emplettes. Gordon Getty, lui, est retourné à sa musique…

 

Tristan Gaston-Breton

Historien d'entreprises (tgb@historyandbusiness.fr)

 

Illustrations : Pascal Garnier; Louise Lebert (pp. 5 et 12) / Crédit photo : AFP