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BSN - Saint-Gobain : l’OPA qui ébranla le capitalisme français

Lorsqu’il se lance à l’assaut de Saint-Gobain, en cette fin 1968, le PDG de BSN, Antoine Riboud, est convaincu que la vieille compagnie tombera comme un fruit mûr. Grosse erreur d’appréciation. Au terme d’une campagne qui passionnera la presse et l’opinion, la plus ancienne des entreprises françaises va lui résister et finira par le mettre en échec.

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Il a osé ! Le 21 décembre 1968, Antoine Riboud, le PDG de Boussois-Souchon-Neuvesel (BSN) ose ce que personne ou presque n’aurait imaginé : lancer une OPA sur la très respectable Compagnie de Saint-Gobain. L’affaire va passionner la presse et l’opinion, mobiliser banquiers et avocats et donner lieu à une formidable campagne de communication orchestrée par l’un des maîtres du genre, Marcel Bleustein-Blanchet, le patron de Publicis. Il faut dire que tout étonne dans cette attaque éclair. La méthode d’abord : c’est la première fois en France, ou presque, qu’est lancée une offre publique d’achat, un type d’opération venu des États-Unis. Il y a certes eu l’OPA réussie de Fiat sur Simca en 1966 et celle, manquée, de Béghin sur Say l’année suivante. Mais ces opérations sont passées relativement inaperçues. Il n’en va pas de même de l’OPA sur Saint-Gobain.

Choc de génération

 

Il faut dire que la disproportion des forces en présence est éclatante. BSN est un groupe récent, créé en 1966 à la suite de la fusion de la société Boussois, spécialisée dans la fabrication de glaces, de verres à vitres et de verres spéciaux, avec Souchon-Neuvesel, spécialisée, elle, dans le verre creux et qui contrôle également les eaux minérales d’Evian. Son patron, Antoine Riboud, est un homme encore jeune –cinquante et un ans– au parcours et aux méthodes atypiques. Issu d’une famille de la bourgeoisie lyonnaise, diplômé de l’Ecole supérieure de commerce de Paris, il est entré chez Souchon-Neuvesel en 1942 avant d’en prendre la ­présidence en 1965. Décontracté, anticonformiste, Riboud est l’artisan de la fusion entre Boussois et Souchon-Neuvesel, qui a donné naissance à un «grand» de l’industrie du verre, dont le chiffre d’affaires dépasse le milliard de francs. 

 

Situation très différente du côté de Saint-Gobain. Avec un chiffre d’affaires de 7 milliards de francs, le groupe est l’un des poids lourds du capitalisme hexagonal, mais également la plus ancienne des entreprises françaises. Créée par Colbert en 1665

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S’y ajoute un problème de succession. Agé de soixante-cinq ans, Arnaud de Vogüé doit, selon les statuts, quitter son poste en juin 1969. Mais tout indique que son mandat sera prolongé d’une année au moins. Le groupe a le plus grand mal à trouver un successeur. Au conseil d’administration, certains ne cachent pas leur inquiétude : qui dirigera le groupe demain ?

 sous le nom de Manufacture royale de glaces de miroirs, elle peut s’enorgueillir d’avoir participé à la construction de la galerie des Glaces du château de Versailles. En cette fin des années 1960, elle est l’un des grands spécialistes mondiaux du verre plat. A sa tête depuis 1953, Arnaud de Vogüé, ancien grand résistant. Patron à l’ancienne, un rien compassé, l’homme est un authentique industriel unanimement respecté par ses pairs.

 

«Saint-Gobain est à prendre»

 

Mais quelle mouche a donc piqué Antoine Riboud, se demandent les milieux d’affaires et la presse le jour de l’annonce de l’OPA ? Le dirigeant de BSN n’a en fait pas pris seul l’initiative de se lancer à l’assaut de Saint-Gobain. L’idée lui a été en grande partie inspirée par les banquiers de la place, et notamment par la banque Lazard. Tout est parti des interrogations sur la santé financière et l’avenir de Saint-Gobain. Depuis quelque temps, en effet, l’entreprise connaît des difficultés récurrentes de trésorerie. Un problème qui, ajouté à un endettement très élevé et à un parcours boursier décevant, fait beaucoup jaser dans les milieux autorisés.

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Comment réduire son endettement ? Et quelle sera sa stratégie ? «Saint-Gobain est à prendre et s’offrira au premier venu qui saura redonner des perspectives aux actionnaires» : à Paris, on entend de plus en plus souvent ce genre de propos qui, bien souvent, émanent d’administrateurs. Ils ont vite fait d’arriver aux oreilles des banquiers d’affaires.

 

Une offre originale

 

Parmi eux, Michel David-Weill, qui va bientôt prendre la tête de la banque Lazard. Ayant passé de longues années aux Etats-Unis, il connaît bien le mécanisme des OPA. Est-ce lui qui suggère à Antoine Riboud de lancer une attaque ? C’est probable. Mais d’autres établissements financiers ont joué un rôle : la banque Neuflize Schlumberger Mallet notamment, ou encore Paribas, qui seront l’une et l’autre de la partie. Antoine Riboud, en tout cas, comprend vite l’intérêt d’une telle opération : elle donnerait naissance à un géant mondial du verre. Les deux entreprises, en outre, se connaissent bien : cela fait quelques années que leurs équipes collaborent pour la mise au point d’appareillages ou au sein de filiales communes. Présentes sur le même secteur,

offrant de réelles complémentarités et utilisant des techniques similaires, les deux sociétés semblent faites pour s’entendre. C’est en tout cas ce que croit Antoine Riboud…

 

L’OPA que lance BSN en décembre 1968 est en fait une offre publique d’échange (OPE). Disposant de peu de moyens, BSN propose aux actionnaires de Saint-Gobain d’échanger leurs actions contre des obligations convertibles d’une valeur nominale de 230 francs. Dans les trois années qui suivront l’OPE, celles-ci rapporteront 4,5 % d’intérêt. Les porteurs auront alors le choix entre devenir actionnaires de BSN ou conserver leurs obligations, remboursables et portant intérêt de 7 %. Un schéma original pour l’époque, qui permet à Riboud de ne rien débourser dans l’immédiat. Et surtout un schéma susceptible de séduire les actionnaires de Saint-Gobain, qui ont vu l’action passer de 672 francs en 1961 à 140 francs à l’automne 1968.

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Le soutien de l’establishment

 

Comme il fallait s’y attendre, Arnaud de Vogüé prend très mal l’initiative d’Antoine Riboud. Face aux attaquants, le président de Saint-Gobain sait qu’il peut compter sur des alliés de poids, comme Jacques Georges-Picot, président de Suez, prêt à donner de précieux conseils et à mobiliser son carnet d’adresses. Arnaud de Vogüé peut aussi compter sur la plus grande partie de l’establishment industriel, qui s’offusque de l’initiative de BSN. «Comment une société créée il y a trois ans à peine ose-t-elle s’en prendre à un groupe tricentenaire dont Louis XIV en personne a approuvé la fondation ?» s’interrogent, avec un brin de condescendance, les grands industriels. Arnaud de Vogüé pense également trouver un allié en la personne de Roger Martin, le patron du groupe Pont-à-Mousson. Fort de son entregent, Jacques Georges-Picot lui propose de jouer les «chevaliers blancs» et de lancer une contre-OPA sur Saint-Gobain. Roger Martin hésite, avant, finalement, de refuser. Le rapprochement interviendra un peu plus tard…

 

Mais les soutiens, fussent-ils prestigieux, ne suffisent pas. Surtout si aucun d’entre eux ne souhaite dépenser d’argent !

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S’il veut faire obstacle à BSN, Arnaud de Vogüé doit bâtir, seul ou presque, une contre-offensive. C’est là que l’industriel va révéler toute son habileté. Là aussi qu’Antoine Riboud va comprendre à son corps défendant combien il a sous-estimé son adversaire. «Nous verrons bien si les actionnaires se fient à leur curé ou à leur banquier», a lancé, au premier jour de l’OPA, le PDG de BSN parlant de Saint-Gobain. Des propos qui en disent long sur la perception qu’il a du groupe et de son management. En réalité, le très dynamique patron de Boussois-Souchon-Neuvesel ne croit pas une seconde que Saint-Gobain résistera à son offre. Il en est à ce point convaincu qu’il décide d’investir a minima dans la communication et se contente d’une modeste campagne de publicité. Saint-Gobain, dont l’image est très vieillotte, tombera de toute façon comme un fruit mûr. Grosse erreur d’appréciation, qui laisse le champ libre à son adversaire.

 

La contre-offensive

 

Dès le 30 décembre, alors que l’OPE bat son plein, Arnaud de Vogüé est dans le bureau de Marcel Bleustein-Blanchet, le patron de l’agence Publicis, qui obtient carte blanche pour dynamiser

l’image du groupe. La campagne que lance le publicitaire pour un budget de 9 millions de francs –un record pour l’époque– est un chef-d’œuvre du genre. Des opérations «usines ouvertes» sont organisées, qui accueillent près de 150.000 personnes. Les visiteurs y découvrent la richesse des métiers de Saint-Gobain, le savoir-faire des ouvriers et la complexité des techniques mises en œuvre. Devant 7.000 personnes, dont beaucoup de petits porteurs, Arnaud de Vogüé vient «raconter» le groupe, ses perspectives de croissance et la stratégie qui est la sienne.

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Et puis il y a cet étonnant débat, révolutionnaire dans le monde de la communication de l’époque : trois heures durant, le PDG de Saint-Gobain débat avec quinze «sujets-témoins», répond à toutes les questions, y compris les plus désagréables. Cette stratégie est un véritable succès : alors que, en décembre, un sondage commandé par Publicis donnait un pourcentage de 70 % en faveur d’Antoine Riboud et de 30 % seulement pour Arnaud de Vogüé, la proportion s’est totalement inversée un mois plus tard. De vieillotte qu’elle était, l’image du groupe a été profondément rajeunie.

 

RIBOUD JETTE L’ÉPONGE

 

Mais la communication n’est qu’un volet de la contre-attaque menée par Saint-Gobain. Dans le même temps, Arnaud de Vogüé s’emploie à faire racheter par des banques alliées le plus grand nombre d’actions du groupe afin de rapprocher le plus possible le cours du prix proposé par BSN (230 francs). Les actionnaires tentés de quitter Saint-Gobain auront ainsi plutôt intérêt à vendre leurs actions en Bourse immédiatement plutôt que d’attendre trois ans un intérêt de 4,5 %. Cette stratégie,

La disproportion est flagrante entre ce groupe qui vient de naître et la plus vieille entreprise française.

L’opération donnerait naissance à un géant mondial du verre. 

«Nous verrons bien si les actionnaires se fient à leur curé ou à leur banquier», lance, sûr de lui, Riboud.

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l’industriel la mène seul et dans le plus grand secret, avec l’aide d’un agent de change et de banques étrangères –suisses, allemandes, belges. Un moyen de conserver le secret. Le résultat est à la hauteur des espérances. Des centaines de millions sont dépensées, tirant le cours de Saint-Gobain à 238 francs…

 

Le 24 janvier 1969, Antoine Riboud décide de jeter l’éponge. Il n’est parvenu à réunir que 843.000 actions alors qu’il lui en aurait fallu plus de 3 millions pour prendre le contrôle de Saint-Gobain. Arnaud de Vogüé a résisté à l’attaque, et de quelle manière ! Les destinées des deux groupes en seront complètement changées : au début des années 1970, BSN abandonne les activités verre pour se concentrer sur l’alimentaire. Quant à Saint-Gobain, resté en panne de stratégie, il fusionne en 1970 avec Pont-à-Mousson, donnant naissance à l’actuel leader mondial des matériaux de construction.

 

Tristan Gaston-Breton

Historien d'entreprises (tgb@historyandbusiness.fr)

 

Illustrations : Pascal Garnier; Louise Lebert (pp. 5 et 12) / Crédit photo : PAOK