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Keynes contre White :
duel à Bretton Woods
Le premier veut en finir avec l’étalon-or,
le second entend au contraire préserver
un système qui a nourri la prospérité américaine entre les deux guerres.
A travers eux, deux visions vont s’opposer durant la conférence de Bretton Woods, destinée à mettre en place une nouvelle organisation monétaire à l’échelle mondiale. C’est celle de l’Américain White qui finira
par l’emporter.
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Plus de 700 délégués représentant pas moins de 44 nations ! Jamais encore Bretton Woods, petite ville de l’est du New Hampshire, aux Etats-Unis, n’avait connu une telle affluence ! Depuis que le président Roosevelt a annoncé, en mai 1944, que c’est là que se tiendrait, à partir du 1er juillet, la conférence internationale destinée à mettre en place une nouvelle organisation monétaire à l’échelle mondiale, la plus grande effervescence règne au Mount Washington Hotel, le très luxueux hôtel de style Renaissance espagnole choisi pour abriter les délégations et les débats. A dire vrai, le gérant de l’établissement semble totalement dépassé par les événements. Et il y a de quoi ! Fermé depuis deux ans pour cause de guerre, le Mount Washington a besoin d’un sérieux coup de peinture. Averti le dernier, le malheureux gérant a dû lancer les travaux en catastrophe. A l’ouverture de la conférence, les peintres en seront encore à passer les couches de finition sur les murs.
Côté intendance, c’est pire encore. Tout manque : la vaisselle, les draps, les serviettes, le papier-toilette, le savon dans les salles de bains, sans parler du personnel, qui s’est égaillé dans la nature et que l’on ne parvient pas à récupérer.
La «star » de Bretton Woods
Un homme, pourtant, ne semble s’apercevoir de rien : John Maynard Keynes. Le célèbre économiste que Londres a choisi de placer à la tête de la délégation anglaise se doute-
t-il que c’est pour lui épargner un long trajet que Roosevelt a choisi Bretton Woods, plutôt que Washington, pour lieu de la conférence ? A soixante et un ans, Keynes souffre en effet de sérieux problèmes cardiaques. Roosevelt a été formel : tout doit être fait pour ménager le grand homme, venu d’Angleterre par bateau et qui, un peu avant d’arriver dans le New Hampshire, a fait un crochet par Atlantic City, dans le New Jersey, distant de Bretton Woods de quelques heures. Non pour y jouer, bien sûr, mais pour y préparer la «grande» conférence internationale qui doit donner naissance à un monde nouveau…
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d’une chambre de compensation internationale chargée de procurer au monde les liquidités nécessaires pour assurer
son expansion. Il prévoit également la création d’une banque centrale mondiale gérant une monnaie internationale baptisée
le «bancor». Inconvertible en or – sa valeur pourrait donc varier –,
cette nouvelle monnaie serait néanmoins libellée en or afin d’en assurer le prestige. Concession du grand économiste à l’effet que suscite encore sur les esprits le métal précieux…
De fait, l’auteur du «Traité sur la monnaie», le théoricien de la stimulation de la demande par l’intervention de l’Etat est l’homme clef des discussions de Bretton Woods. En raison de sa célébrité, bien sûr, qui l’expose aux regards du monde entier : même l’Allemagne nazie suit ses travaux de près. Mais aussi parce que, lorsque la conférence s’ouvre, cela fait trois ans déjà que l’économiste pense à l’après-guerre. Stabiliser le système monétaire international : c’est en septembre 1941 que Keynes, tout juste nommé administrateur de la Banque d'Angleterre, commence à réfléchir au moyen de parvenir à cet objectif. Dans son esprit, il s’agit de mettre en place un système permettant d’éviter les secousses monétaires qui ont suivi la Première Guerre mondiale, mais aussi de ne pas répéter les erreurs de la grande crise des années 1930.
Au cœur de ses travaux, il y a l’hostilité farouche qu’il éprouve envers le système de l’étalon-or (les monnaies sont convertibles en or), qui a dominé l’économie mondiale depuis le XIXe siècle et que la crise des années 1930 a fait voler en éclats. Elaboré avant même l’entrée en guerre des Etats-Unis, remanié à plusieurs reprises dans les mois qui suivent, le projet de Keynes porte la marque de ses convictions. Il prévoit la création
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Anglais jusqu’au bout des ongles, Keynes a évidemment prévu que ladite banque accueillerait deux représentants anglais – un pour le Royaume-Uni, un pour l’Empire – et un seul représentant américain ! A Londres, on veut en effet à tout prix sauvegarder le prestige et l’influence du Royaume-Uni. En avril 1942, ce plan devient en tout cas la position officielle de la Grande-Bretagne.
Les secrets de Mr White
Ce que Keynes ignore à ce moment, c’est que, de l’autre côté de l’Atlantique, un homme est aussi en train de travailler sur un projet de stabilisation monétaire. Harry Dexter White n’a pas la célébrité de son homologue anglais. Né en 1892, engagé volontaire dans l’armée américaine en 1917, titulaire d’un doctorat de Harvard, il a commencé par enseigner avant de devenir haut fonctionnaire puis conseiller du secrétaire au Trésor américain Henry Morgenthau. A ce titre, il a été l’un des principaux artisans du plan Morgenthau visant à désindustrialiser l’Allemagne et à la ramener à une économie agricole préindustrielle. Il a également reçu mandat de son
patron de préparer un plan pour l’après-guerre. Présenté en 1942, son projet est très différent de celui de Keynes : alors que celui-ci privilégie un système basé sur une unité de réserve internationale, le plan White propose de créer un fonds de stabilisation construit sur les dépôts des Etats membres et une banque de reconstruction. Il propose aussi une unité de compte baptisée «unitas», simple reçu pour l’or déposé au fonds de stabilisation. Dans l’esprit de White, en outre, le système doit reposer non pas sur une coopération américano-anglaise mais sur un condominium américano-soviétique. Rien de très surprenant : à cette date, cela fait longtemps que White travaille en secret pour les Soviétiques, les alimentant copieusement en notes et dossiers confidentiels, et cherchant à pousser leurs intérêts. Ce n’est qu’en 1948 que les Américains l’apprendront.
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lutte d’influence
Deux systèmes, deux façons de voir : Bretton Woods se joue en fait entre les seuls Américains et Anglais. Tout au long des années 1942 et 1943, Keynes et White se livrent à une sourde lutte d’influence pour imposer leur vision des choses.
Tout oppose le grand bourgeois qu’est Keynes, devenu lord Keynes of Tilton, fier de ses titres universitaires, de sa célébrité planétaire et violemment antistalinien, au réfugié juif de Lituanie issu d’un milieu modeste et sympathisant de l’URSS qu’est White. L’un est le porte-parole d’un pays en voie de déclin, l’autre d’une puissance appelée à devenir le banquier du monde. Entre les deux hommes et leurs équipes, les escarmouches et les coups de griffe, toujours courtois, se multiplient. White, pourtant, ne cesse de faire des concessions vis-à-vis de Keynes : il accepte ainsi d’accroître massivement la taille du fonds, de réduire le montant en or que doivent fournir les Etats membres, et même que le fonds puisse s’endetter. Mais des divergences profondes demeurent. C’est en grande partie pour les aplanir que se tient, dans les derniers jours du mois de juin 1944, une conférence restreinte dans la petite ville côtière d’Atlantic City.
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Réservée aux seules délégations anglaise et américaine, elle doit faire émerger une position commune en prévision de la conférence dont Roosevelt a annoncé l’ouverture
à Bretton Woods pour le 1er juillet prochain.
Keynes agace
Lorsque les 730 délégués représentant 44 nations –les Soviétiques sont venus en observateurs– arrivent au Mount Washington Hotel ce jour-là, les jeux, pour l’essentiel, sont faits. «Les Anglais ont proposé, les Américains ont disposé», dira un témoin : dans ses grandes lignes, c’est en effet le plan de White qui l’a emporté. Venu avec son épouse, la danseuse des Ballets russes Lydia Lopokova devenue lady Keynes, Keynes choisit de snober son monde et, plutôt que de participer aux rencontres inaugurales, de donner un dîner pour célébrer les 500 ans du concordat entre le King’s College de Cambridge et le New College d’Oxford ! On n’est pas homme de tradition pour rien. Tout au long de la conférence, qui démarre véritablement le 3 juillet, l’économiste anglais agace par son comportement un rien condescendant et sa manière d’expédier les travaux.
Nommé à la tête de la commission consacrée à la mise en place d’une Banque pour la reconstruction et le développement –un moyen pour les Américains, qui ont nommé White à la tête de la commission pour le Fonds monétaire international, de le neutraliser–, il reçoit dans sa suite, en petit comité, lit les documents à toute vitesse et d’une voix à peine audible, distribue ordres et conseils à la délégation anglaise. En raison de son état de santé, il ne participe ni aux séances du soir ni aux dîners de travail, ce qui l’oblige à des rattrapages continuels le matin.
Veillant sur son mari comme une mère sur ses enfants, son épouse agace au plus haut point le secrétaire américain au Trésor, Henry Morgenthau, dont la suite est située juste au-dessous de celle des Keynes, en se livrant en pleine nuit à des exercices de danse ! Face à ces comportements de divas, White, lui, se distingue par sa discrétion, son sérieux et sa puissance de travail.
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Un nouveau système monétaire
Comme souvent en pareil cas, c’est en coulisse, lors de discrètes rencontres bilatérales, que les choses se décident. Seule la crise cardiaque dont est victime Keynes le 19 juillet met les délégations en ébullition. Un peu partout dans le monde, on annonce la mort du célèbre économiste, nouvelle aussitôt démentie mais qui fait grand bruit. Lorsque la conférence s’achève enfin, un nouveau système monétaire est en place. Il repose sur un «gold exchange standard» dont le pivot est le dollar. La vision de White, et au-delà celle des Etats-Unis, l’a donc clairement emporté. En théorie, toutes les devises sont définies en or. Mais, dans les faits, comme les Etats-Unis détiennent 70 % des réserves mondiales d’or, seule la parité-or du dollar est assurée, les autres monnaies étant du coup définies par rapport au dollar.
Enfin, la conférence de Bretton Woods consacre la création d’une institution de contrôle et de régulation, le Fonds monétaire international (FMI). Garant du système des taux de change fixe, le FMI dispose également de ressources financières pour assurer des prêts aux pays en difficulté.
Keynes souffrant,
tout a été fait pour ménager le grand homme.
Depuis des années, White travaille en secret pour l’URSS. Les Américains ne l’apprendront qu’en 1948.
Face aux comportements de Keynes, White se distingue.
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Fruit d’un compromis âprement négocié entre les Anglais et les Américains –les autres délégations se sont contentées d’avaliser leurs propositions–, ce système allait servir de cadre à l’économie mondiale jusqu’en 1971, date de la suspension par les Américains de la convertibilité-or du dollar. John Maynard Keynes sort épuisé de la conférence de Bretton Woods : il meurt d’une crise cardiaque en avril 1946. Son rival le suit dans la tombe deux ans plus tard, victime lui aussi d’une crise cardiaque après avoir été entendu sur ses activités d’espionnage par la commission de la Chambre sur les activités antiaméricaines.
Convaincu que les Etats-Unis ont tout à gagner à faire
du commerce avec l’URSS, il a eu le temps, peu avant
sa mort, de fournir aux Soviétiques les plaques
d’impression du nouveau mark allemand, leur permettant d’imprimer à leur profit 78 milliards de marks,
soit sept fois le volume mis en circulation par les Alliés !
Tristan Gaston-Breton
Historien d'entreprises (tgb@historyandbusiness.fr)
Illustrations : Pascal Garnier; Louise Lebert (pp. 5 et 12) / Crédit photo : AFP