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Très chère Paramount…

Entre 1993 et 1994, un formidable combat s’engage aux Etats-Unis pour le contrôle
des légendaires studios Paramount. Quatre mois durant, les tycoons Sumner Redstone
et Barry Diller vont se battre à coups
​de milliards pour donner naissance à un nouveau géant des médias. Un bras de fer finalement remporté par le premier.

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Un studio de cinéma très convoité, des tycoons qui s’affrontent à coups de milliards de dollars… Entre 1993 et 1994, une gigantesque bataille financière ébranle le monde des médias outre-Atlantique. Le studio, c’est Paramount Pictures. Lorsque la bataille commence, en 1993, la société a derrière elle une longue histoire. Créée en 1916 par Adolph Zukor, elle a longtemps fait figure de «machine à rêves». Dans les années 1930, elle est une véritable puissance économique. Outre les films qu’elle produit, elle contrôle la première chaîne américaine de salles de cinéma, dans lesquelles elle diffuse ses films en exclusivité. Une situation de quasi-monopole que le gouvernement casse en 1948, en obligeant le studio à vendre ses salles. En 1965, prospère mais traversé par une grave crise interne, Paramount est racheté

par Charles Bluhdorn, le patron de la Gulf and Western Industries. Etonnant personnage que cet Autrichien né à Vienne en 1926 et surnommé «L’Autrichien fou de Wall Street» en raison de son addiction au travail. Milliardaire à trente ans, cet ancien courtier en coton a racheté en 1956 une petite société de pièces automobiles dont il a fait la base de son empire. Dix ans plus tard, son conglomérat est présent dans l’agroalimentaire, le sucre, le tabac, les médias, la finance et l’exploitation de mines de titane.

 

Redstone, le visionnaire

 

En 1983, «the Mad Austrian» décède d’une crise cardiaque dans son jet privé. Son successeur à la tête du groupe, Martin Davis, s’empresse de faire le ménage au sein du conglomérat. En l’espace d’une dizaine d’années, il vend près de 100 filiales. Son objectif : faire de la Gulf and Western un géant des médias et de la communication. Pour bien marquer cette nouvelle stratégie, Davis rebaptise d’ailleurs le groupe qui, en 1989, prend le nom de Paramount Communications. S’il dispose d’une énorme trésorerie et de positions fortes dans la production de films,

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Visionnaire, le patron de Viacom pressent également que les films seront bientôt diffusés via les ordinateurs et les réseaux téléphoniques. Remarquable prescience de l’avenir alors que les premiers navigateurs Web viennent tout juste de voir le jour…

la télévision et les parcs d’attractions, le groupe est en panne de projets. C’est alors que des rumeurs insistantes d’OPA commencent à filtrer dans la presse…

 

Un homme s’intéresse particulièrement à Paramount : Sumner Redstone. Agé de près de soixante-dix ans, ce juriste diplômé d’Harvard a brusquement changé de voie en 1954 en rejoignant la chaîne de salles de cinéma fondée par son père. L’homme a très vite compris que le cœur de l’industrie du cinéma n’était pas la distribution, qui rapporte peu, mais le contenu lui-même (les films). Dans les années 1970, tout en développant ses salles de cinéma, il investit dans les grands studios d’Hollywood, achetant et revendant des actions, encaissant à chaque fois de confortables plus-values. Mais Redstone veut aller plus loin : il entend mettre la main sur un acteur majeur de la communication afin de bâtir son propre empire. C’est chose faite en 1986 avec l’acquisition de Viacom, qui exploite des réseaux de radio et de télévision aux Etats-Unis.

 

Si Redstone, en ce début des années 1990, s’intéresse à Paramount, c’est pour fournir en contenu ses réseaux de télévision câblés et ceux de ses concurrents. 

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Une vieille connaissance

 

Au début de l’année 1993, Sumner Redstone rencontre Martin Davis, le patron de Paramount. Ce dernier n’est pas hostile à une grande fusion avec Viacom. Regrouper les deux groupes pourrait ainsi donner naissance à un géant industriel présent dans le contenu et la distribution. Cependant ce premier contact échoue : Davis a en effet exigé de devenir le patron du nouvel ensemble, ce que Redstone a refusé. Les choses auraient pu en rester là si de nouvelles rumeurs de rachat n’avaient commencé à se répandre.

 

Dans le courant de l’été 1993, Martin Davis apprend qu’un autre moghul des médias a les yeux braqués sur Paramount Communications : Barry Diller. Dans le secteur, l’homme est déjà une légende. Né en 1942, il a commencé sa carrière au sein de la chaîne ABC et n’a jamais quitté depuis le monde des médias. Depuis le milieu des années 1980, il est président de la compagnie Fox, qui contrôle les studios du même nom mais aussi des chaînes de télévision, et de la société QVC, un réseau de télévision par câble présent également dans le commerce de détail de vidéos.

Le moins qu’on puisse dire est que Martin Davis prend très mal la nouvelle de l’entrée en scène de Barry Diller. Les deux hommes, en effet, se connaissent très bien. Ils se sont croisés au sein de l’ancienne Gulf and Western. A l’époque, Diller dirigeait les studios Paramount lorsque ceux-ci n’étaient que l’une des nombreuses filiales du conglomérat créé par Charles Bluhdorn. Il s’était opposé à plusieurs reprises à Davis, son supérieur hiérarchique, et avait finalement été contraint de quitter le groupe. Davis prend d’autant plus mal la nouvelle qu’il l’apprend de John Malone, le patron et actionnaire principal du réseau de télévision câblée Liberty Media.

 

Présent au capital de QVC et décidé à mettre un coup de pied dans la fourmilière, Malone –«le Dark Vador de la télévision»

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comme on le surnomme en raison de ses capacités manœuvrières hors pair– a pris un malin plaisir à annoncer à Davis que Barry Diller comptait lancer une OPA sur Paramount. Décidé à en avoir le cœur net, Davis prend le parti de rencontrer son ancien collaborateur lors d’un déjeuner à Los Angeles. «Moi, lancer une OPA sur Paramount ? Cela ne m’a jamais effleuré l’esprit», lance ce jour-là, tout sourire, Barry Diller à Martin Davis. Une affirmation à laquelle ce dernier décide de n’accorder aucun crédit.

 

Attaque nucléaire

 

En juin 1993, convaincu que Diller lui ment, Martin Davis relance les négociations avec Redstone. Un accord est finalement trouvé en septembre. Il prévoit que Viacom lancera une OPA amicale sur Paramount au prix de 69 dollars l’action, le paiement se faisant pour partie en cash et pour partie en titres Viacom. Prudent, Sumner Redstone demande qu’une «pilule empoisonnée» soit mise en place pour mettre Paramount à l’abri d’une contre-OPA. Le groupe dirigé par Davis accorde ainsi à Viacom une option de 20 % de son capital et s’engage à

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lui verser, en cas de rupture des négociations, une indemnité de 100 millions de dollars. De quoi sécuriser l’OPA aux yeux de Redstone. Le patron de Viacom est tellement convaincu de l’emporter qu’il se laisse aller lors de la conférence de presse qui suit l’annonce de l’accord. «Seule une attaque nucléaire pourra briser notre alliance», avance-t-il alors. Le premier missile tombe exactement une semaine plus tard.

 

«Cher Martin, j’ai décidé de lancer une offre sur le capital de la Paramount…» Signée de Barry Diller, la lettre que reçoit Martin Davis à la fin du mois de septembre 1993 le fait littéralement exploser de rage. Non content de casser la belle alliance conclue avec Viacom, le patron de QVC a remonté très sensiblement la barre, proposant 80 dollars l’action –dont 49 % en cash–, soit 11 dollars de plus que l’offre de Redstone. Pour financer son offre, Barry Diller a fait appel aux banques, mais aussi à Liberty Media, son actionnaire.

 

Obligé de surenchérir, Redstone relève alors son offre à 80 dollars, dont 51 % en cash. Et c’est elle que le conseil d’administration de Paramount accepte en novembre 1993. Pour Sumner Redstone, la messe est dite : Diller doit s’incliner.

Troisième manche


C’est mal connaître le patron de QVC ! Bien décidé lui aussi à l’emporter, il porte l’affaire en justice au motif que les «pilules empoisonnées» mises en place en septembre faussent le jeu normal des OPA. Juriste rompu au droit des affaires, Redstone a beau jeu, de son côté, d’attaquer son adversaire en mettant en avant les liens qui l’unissent à Liberty Media, actionnaire de QVC et partie prenante dans l’OPA. De quoi faire peser un soupçon de monopole sur l’offre de Barry Diller. Mais les juges rejettent cet argument. Et ils le font d’autant plus facilement que, en l’espace de quarante-huit heures, Diller a écarté Malone du montage pour le remplacer par la compagnie de téléphone BellSouth.

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Paramount est donc obligé de lancer une procédure de vente aux enchères dans un délai d’une semaine. Pour Barry Diller et Sumner Redstone, la troisième manche commence…

 

Le 20 décembre, dans les délais impartis, Viacom dépose son offre : elle n’a pas changé par rapport au mois de novembre
​–80 dollars–, même si la part de cash a été augmenté à 57 %. Dans l’affaire, Redstone a été jusqu’au bout de ce qu’il pouvait faire. Monter encore son offre, notamment sa part de cash, risquerait d’obérer durablement les finances du nouvel ensemble et de réduire ses capacités d’investissement. Barry Diller, lui, n’hésite pas : ce même 20 décembre, il propose 92 dollars l’action –un nouveau bond en avant– dont un peu plus de 50 % en cash. L’offre Diller a désormais clairement les faveurs du conseil d’administration de Paramount. C’est pourtant Viacom qui va l’emporter.

 

« Affaire suivante »

 

A la demande de Martin Davis –qui ne cache pas la haine que lui inspire Diller–, Sumner Redstone dépose en effet une quatrième

A la mort du «Mad Austrian», son successeur fait le ménage et vend près de 100 filiales.

Davis et Diller se sont déjà affrontés plusieurs fois quand ils travaillaient
​chez Gulf and Western.

«Seule une attaque nucléaire pourra briser notre alliance», s’enflamme Sumner Redstone.

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offre en janvier 1994. Elle est imparable : cette fois, l’homme d’affaires propose 104 dollars l’action, dont la majorité en actions Viacom ! Pour mener à bien cette opération, Viacom n’a pas hésité à racheter Blockbuster Entertainment, l’une des principales chaînes de magasins de location de vidéos et de DVD aux Etats-Unis. Disposant de très grosses réserves de cash, cette société apporte à Viacom le carburant dont elle a besoin pour mettre la main sur Paramount.

 

«Il a gagné, j’ai perdu. Affaire suivante.» A la fin du mois de janvier 1994, Barry Diller jette l’éponge. Redstone emporte les enchères pour un peu plus de 10 milliards de dollars, une somme très élevée. Pour se désendetter, Viacom devra d’ailleurs céder les parcs d’attractions de Paramount. Vingt ans après la bataille, le mythique studio est toujours l’une des filiales de Viacom et Sumner Redstone toujours à sa tête…

 

Tristan Gaston-Breton

Historien d'entreprises (tgb@historyandbusiness.fr)

 

Illustrations : Pascal Garnier; Louise Lebert (pp. 5 et 12) / Crédit photo : Sipa