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Le «coup de poker» de Promodès

Depuis des mois, les dirigeants de Promodès
et de Casino jugeaient l’idée d’un rapprochement «pleine de bon sens».
Mais lorsque, en septembre 1997, Paul-Louis Halley lance une OPA sur son concurrent stéphanois, la riposte de son adversaire,
Jean-Charles Naouri, ne se fait pas attendre. Le début d’un combat boursier acharné.

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En ce premier jour du mois de septembre 1997, les Français ont encore la tête dans les vacances et les marchés sont calmes. Plus pour longtemps. Ce jour-là, Paul-Louis Halley, le patron de Promodès, annonce le lancement d’une OPA à 27,8 milliards de francs sur Casino et son principal actionnaire, Rallye, dirigés tous deux par Jean-Charles Naouri. Une bataille à couteaux tirés commence. Elle va durer quatre mois…


Les adversaires sont tous deux des poids lourds de la grande distribution. D’un côté, Promodès, 55.000 salariés, 103 milliards de francs de chiffre d’affaires. Numéro cinq français de la grande distribution, il exploite 167 hypermarchés, 703 supermarchés, 1.939 hard-discounters et 1.827 commerces de proximité, le tout sous les enseignes Continent, Champion, Shopi, Codec, 8 à Huit, Dia et Proxi.

A la tête de cet empire, Paul-Louis Halley, soixante-trois ans, fondateur en 1961 avec son frère et son père –un épicier de la Manche qui a eu l’idée d’importer en France le concept de supermarchés– du groupe Promodis, rebaptisé «Promodès» un peu plus tard. Implantée dans le Calvados, l’enseigne s’est développée en France en multipliant les acquisitions avant de prendre le chemin de l’international. En face de Promodès, Casino-Rallye. Fondé en 1892 à Saint-Etienne par Geoffroy Guichard, Casino est alors le numéro 6 français de la grande distribution. Exploitant 119 hypermarchés et 460 supermarchés, il réalise un chiffre d’affaires de 66,8 milliards de francs. Il est lui-même contrôlé par Rallye, qui détient les enseignes Go Sport, Athlete’s Foot et Courir.

 

L’atypique Naouri

 

L’homme qui dirige Casino-Rallye est plutôt atypique dans le milieu de la grande distribution, où les familles fondatrices sont encore très présentes. Né à Bône (Algérie) en 1949, Jean-Charles Naouri a tout du «fort en thème». Bachelier à quinze ans, diplômé de l’Ecole normale supérieure section mathématiques,

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«une idée pleine de bon sens» selon le premier, «très séduisante» au dire du second. Mais les discussions ont fini par s’enliser, faute d’accord sur le prix et sur le management du groupe, faute aussi de véritable envie de la part de Jean-Charles Naouri, décidé à poursuivre sa marche solitaire. L’ancien inspecteur des finances n’a-t-il pas levé un voile sur ses intentions en limogeant brutalement, en juin 1997,

et diplômé de Harvard, il intègre l’Inspection des finances en 1976. Directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, ministre de l’Economie et des Finances, il joue un rôle clef dans les grandes réformes des marchés financiers des années 1985-1986. En 1987, il rejoint la banque Rothschild & Cie en tant qu’associé-gérant, tout en créant son propre fonds d’investissement, Foncière Euris, dont la vocation est de prendre des participations minoritaires dans des entreprises industrielles. Très vite, Naouri décide d’accompagner le développement des sociétés dans lesquelles il investit. Un changement stratégique qui le pousse à reprendre, en 1991, le distributeur breton Rallye, en proie à de graves problèmes de trésorerie, puis à en faire apport l’année suivante à Casino, dirigé par Antoine Guichard. Cette opération fait de Jean-Charles Naouri, déjà le principal actionnaire de Rallye via Foncière Euris, le maître des destinées de Casino.

 

UNE IDÉE «très séduisante»

 

Pour les spécialistes du secteur, l’OPA de Promodès n’est pas vraiment une surprise. Cela fait un an déjà que Paul-Louis Halley et Jean-Charles Naouri évoquent un rapprochement amical,

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Georges Plassat, le président du directoire de Casino, qui avait laissé entendre que le groupe devait grandir, au besoin en se rapprochant d’un ­concurrent ? Si Paul-Louis Halley décide finalement de lancer une OPA inamicale sur Casino-Rallye –une façon de procéder qu’il n’aime guère, l’homme étant plutôt un
adepte du consensus–, c’est donc d’abord pour débloquer une situation qui menace de pourrir.

 

Grandes manœuvres

 

Mais l’opération s’explique aussi par le ­contexte. En ce milieu des années 1990, l’heure est à la concentration. En 1996, le groupe Auchan a déboursé 19 milliards de francs pour prendre le contrôle de Docks de France. La même année, Carrefour a mis plus de 4 milliards sur la table pour ramasser 33 % du capital de Cora. En mai 1997, Intermarché est devenu le premier actionnaire de Spar Handels, le numéro quatre de la distribution en Allemagne, se hissant à la deuxième place européenne du secteur. Or Promodès est resté à l’écart de ces grandes manœuvres. Pour Paul-Louis Halley, il est d’autant plus nécessaire de reprendre l’initiative que la loi Raffarin de 1996

 a gelé les ouvertures de grandes surfaces. Sur un marché domestique presque totalement saturé, il n’a guère le choix : il faut se renforcer sur le territoire national pour, ensuite, partir à la conquête des marchés internationaux. L’ensemble Rallye-Casino étant l’une des dernières grands «cibles» disponibles, c’est naturellement vers lui que Halley s’est tourné…

 

Sur le papier, l’offre de Promodès est plutôt séduisante. Le groupe normand se déclare prêt à payer 340 francs par titre, soit 15 % de mieux que le dernier cours coté. Pour Rallye, la prime est de 66 %. L’opération, en outre, a du sens : si elle était couronnée de succès, elle donnerait naissance au premier groupe français de distribution, devant Carrefour et Auchan, avec une part de marché dans l’alimentaire de 13 %. Si elle étonne par son

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ampleur, l’offre de Promodès est plutôt bien accueillie par les analystes. Quant à Paul-Louis Halley, il semble confiant : la majorité du capital de Casino se trouve dans le public, ce qui devrait faciliter les choses.

 

La riposte de «l’ordinateur sur pattes»

 

Las ! Les premières réactions de Rallye-Casino viennent vite doucher les espoirs de Paul-Louis Halley. S’il «prend acte» de l’OPA de Promodès, Jean-Charles Naouri précise aussitôt que l’offre a été déposée «à l’encontre et sans l’accord» des deux groupes qu’il dirige. De fait, réunis le 2 septembre, les ­conseils d’administration de Rallye et de Casino rejettent en bloc l’offre de Promodès au motif qu’elle est nettement insuffisante. Outre qu’il ne tient pas compte des bons résultats semestriels récemment publiés, le prix proposé n’intègre pas Franprix et Leader Price, que Casino vient de racheter pour 700 millions de francs… au nez et à la barbe de Promodès ! Mais Jean-Charles Naouri ne se contente pas de refuser l’offre de Promodès. Il décide de faire une contre-offre, afin de prendre le contrôle définitif de Casino.

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Lancée le 12 septembre 1997, la contre-attaque de Naouri est complexe, mais plus séduisante que celle de Promodès pour les actionnaires familiaux : financier hors-pair, «l’ordinateur sur pattes», comme on le surnommait dans les couloirs de Bercy, a concocté un montage lui permettant de racheter des actions Casino contre du papier (obligations convertibles ou certificats de garantie de valeur).

 

Le Conseil des marchés financiers a beau demander à Jean-Charles Naouri de revoir son offre –trop sophistiquée–, Promodès est déstabilisé : le groupe normand ne s’attendait pas à une telle riposte. Dès le 25 septembre cependant, alors que son rival retravaille sa proposition, Paul-Louis Halley dépose une nouvelle offre : relevée de 10 %, l’OPA sur Casino est assortie d’une offre publique d’échange portant sur environ un tiers du capital du groupe.

 

Cette proposition s’adresse clairement aux membres du clan Guichard, auquel le patron de Promodès fait des promesses relatives au maintien du siège social de Casino à Saint-Etienne. Pour achever d’amadouer la famille, Antoine Guichard se voit offrir une place de choix dans le futur organigramme.

Le lendemain, le 26 septembre, Jean-Charles Naouri entre à son tour dans la danse. Sa nouvelle proposition consiste en une offre d’échange, associant divers produits financiers et qui valorise l’action Casino à 380,75 francs, contre 377,25 francs pour celle de Promodès. Jean-Charles Naouri fait aussi jouer des bons de souscription d’action, qui lui permettent de s’assurer 47,9 % des droits de vote de Casino. Une disposition que Promodès attaque aussitôt en justice.

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«Traité de paix»


A cette date, il est clair que la bataille penche en faveur de Jean-Charles Naouri. «Jean-Charles Naouri analyse dix coups avant d’avancer son pion. Pour lui, l’une des conditions de la réussite, c’est la méthode», dira plus tard l’un des collaborateurs du patron de Casino. En octobre 1997, à l’issue de plusieurs réunions, le clan Guichard et les salariés se rallient à l’offre de Naouri. Celle-ci, en outre, sort confortée de la procédure judiciaire initiée par Promodès : le 29 octobre 1997, le Conseil des marchés financiers autorise l’homme d’affaires à utiliser ses droits de vote double et ses bons de souscription sans déposer une nouvelle offre sur Casino.


Malgré un recours devant la Cour d’appel de Paris, Paul-Louis Halley sait qu’il a perdu. Le patron de Promodès en tire les conséquences le 29 décembre 1997 en signant avec son rival un «traité de paix» qui met un terme à l’OPA, prévoit l’adhésion de Casino à la centrale d’achat du groupe normand et organise une collaboration en Pologne. Jean-Charles Naouri est le grand gagnant de la bataille. Quatre mois d’affrontements lui ont permis de s’assurer le ­contrôle de Casino.

Les adversaires sont tous deux des poids lourds
​de la grande distribution.

Pour Promodès, l’ensemble
Rallye-Casino est l’une des dernières grandes «cibles» disponibles.

Halley fait une nouvelle offre, en cherchant
cette fois à amadouer
​le clan Guichard.

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Pour Promodès, l’échec est cinglant. Paul-Louis Halley en tire la leçon en fusionnant, en 1999, son groupe avec Carrefour. Premier actionnaire du nouvel ensemble, l’homme d’affaires normand en dirigera le comité stratégique jusqu’à sa mort dans un accident d’avion en 2003.

 

Tristan Gaston-Breton

Historien d'entreprises (tgb@historyandbusiness.fr)

 

Illustrations : Pascal Garnier; Louise Lebert (pp. 5 et 12)
Crédit photo : REA, AFP